Alors que l’Europe traverse actuellement l’une des pires crises énergétiques de son histoire, la stabilité de la production électro-nucléaire d’EDF apparaît comme cruciale. En effet, l’entreprise opère le plus gros parc nucléaire du continent et occupe de ce fait la position de premier énergéticien en Europe. Souvent décrié au niveau mondial ainsi qu’en France, le nucléaire divise les opinions mais il n’en reste pas moins un atout de poids pour fournir de l’électricité en grandes quantités à la France et aux États voisins, avec de faibles émissions de CO2. Censée être bon marché, la production nucléaire doit permettre de faire bénéficier d’un prix maîtrisé de l’électricité pour les citoyens et compétitif pour les entreprises et les industries. Il apparaît que dans la conjoncture actuelle, cette situation semble révolue. Les prix de l’électricité en France sont actuellement les plus élevés de la zone euro.
OMNEGY vous propose un article de fond pour comprendre pourquoi le pays le plus nucléarisé au monde subit une telle flambée des prix sur son marché et quelles sont les perspectives sur les prochaines années sur ce secteur en France.
Évolution et intégration du mix électrique français au sein du réseau européen
L’articulation du mix électrique français autour du nucléaire
Le mix électrique français est traditionnellement tourné vers l’atome. Ce-dernier permet de piloter efficacement la production électrique afin de combler les besoins électriques du pays et même de positionner la France en tant qu’exportateur net d’électricité.
Il présente aussi l’avantage de disposer d’un facteur de charge élevé, autour de 70 %.
À savoir ! Le facteur de charge, appelé également facteur de capacité, est exprimé en %. Il correspond au ratio entre l’énergie réellement produite pendant une durée déterminée (un an en général – 8760 heures) et celle qu’elle aurait pu produire en mode de fonctionnement nominal pendant la même période.
En 2020, le parc nucléaire français était composé de 56 réacteurs de différentes puissances (entre 900 MW et 1 450 MW, 1 réacteur de 1650 MW en construction) répartis sur tout le territoire au sein de 18 centrales. Celles-ci représentent 45% de la capacité électrique installée en France. Les centrales nucléaires nécessitent un entretien régulier et EDF programme chaque année l’interruption de certains réacteurs afin d’effectuer cette maintenance, ce qui fait que le taux de disponibilité du parc nucléaire n’est pas de 100 % toute l’année.
En 2021, selon RTE, la part du nucléaire dans le mix énergétique français s’est élevée à 69 % alors que celle des énergies renouvelables était en léger recul (22,5 % contre 24,2 % en 2020).
Actuellement, le nucléaire représente donc la principale source d’approvisionnement énergétique en France et il paraît difficile de s’en passer à court ou moyen terme.
L’évolution du mix électrique français permet de dégager deux remarques :
- La pénétration continue des énergies renouvelables dans le mix électrique français a permis à la France de réduire la part des centrales thermiques en fonctionnement dans le pays. À mesure que la capacité renouvelable augmente, celle du fossile diminue.
- La progression de la capacité nucléaire française a atteint un plateau à partir des années 2000, année à partir de laquelle on considérait que le nombre de réacteurs installés était suffisant pour couvrir l’essentiel de la consommation, le reste étant couvert par l’hydroélectricité, le thermique et les renouvelables. Avec la fermeture récente de la centrales de Fessenheim, la capacité nucléaire installée a légèrement diminué. La construction de nouveaux EPR (European Pressurized Reactor) est en cours, mais les longues années écoulées sans construction de nouveaux réacteurs ont affaibli le savoir-faire industriel français. Ces nouveaux réacteurs connaissent d’importants surcoûts et des retards de construction conséquents.
Les interconnexions : nécessaires à l’équilibre du réseau européen
L’Union européenne est organisée avec de nombreuses interconnexions entre les pays (environ 420), permettant d’exporter l’excédent d’énergie en cas de besoin d’un État à l’autre. Or, certains jours, en période hivernale, la France a besoin d’importer de l’électricité pour éviter des coupures sur son territoire et elle le fait grâce aux 50 interconnexions présentes à ses frontières.
D’ailleurs au cours de l’hiver 2021/2022, la France a atteint son niveau d’importation le plus haut depuis 10 ans (Pic à 13 GW importés le 22 décembre 2021 à 9 h).
Mais grâce à ce système, la France peut également exporter son excédent d’électricité produit par ses centrales. Selon RTE, la France est même le premier exportateur européen d’électricité. En 2021, elle a exporté 87 TWh pour une importation de 44 TWh.
La France profite donc également des avantages liés à sa présence au sein du marché européen de l’électricité. D’abord, elle peut revendre son électricité nucléaire aux pays voisins mais elle s’appuie aussi sur le marché européen pour s’approvisionner en cas de pic de demande d’électricité sur son territoire.
Situation actuelle et prévisionnelle sur la filière électrique française.
Les inquiétudes sur la disponibilité du nucléaire se confirment pour les années à venir
La filière nucléaire française doit actuellement faire face à de grands défis dans un contexte économique et géopolitique tendu. En effet, l’augmentation galopante de l’inflation, provoquée par une reprise économique d’envergure et accélérée par la guerre en Ukraine, implique une forte augmentation du prix des matières premières. Le secteur électrique n’y échappe pas, du fait de la hausse des prix du gaz et du charbon. L’atome français peut permettre de moins recourir aux centrales thermiques, onéreuses et polluantes. Cependant, EDF doit faire face à de nombreux soucis concernant ses réacteurs. En plus des opérations de maintenance programmées s’ajoutent les arrêts imprévus, comme cela a été le cas en particulier au cours de l’hiver 2021/2022. Quatre réacteurs des sites de Chooz et Civaux ont été mis à l’arrêt en décembre 2021 à la suite de la découverte d’un phénomène de corrosion au niveau des soudures dans le circuit d’injection de sécurité. 12 réacteurs ont actuellement été mis à l’arrêt depuis le début d’année en raison de ces problèmes. Ce phénomène touche surtout les réacteurs de 1300 et 1450 MW mais celui de Chinon, d’une puissance de 900 MW pourrait également être concerné. Si cela est avéré, les répercussions peuvent être conséquentes puisque 33 réacteurs français partagent les mêmes caractéristiques de construction que celui de Chinon.
Du fait de ces annonces et des analyses devant être menées, les réacteurs suspects sont mis à l’arrêt. Cela se traduit en pratique par un arrêt de la production et donc une révision à la baisse des prévisions d’EDF. Lundi 16 mai, 29 réacteurs étaient en arrêt de production sur 56 installés. Les prévisions de production ont été modifiées plusieurs fois par la firme en début d’année concernant les niveaux de disponibilité nucléaire en 2022 et en 2023.
Pour 2022, EDF prévoyait initialement de produire près de 330 TWh d’électricité avant la découverte du phénomène de corrosion sous contrainte. Ce chiffre a une première fois été revu aux alentours de 295 – 315 TWh puis encore plus récemment en mai aux alentours de 280 – 300 TWh. Cela constituerait le niveau de production nucléaire le plus faible enregistré depuis 30 ans. Cette nouvelle estimation à la baisse ajouterait 4,5 milliards d’euros de manque à gagner supplémentaire pour EDF en 2022.
Implications de la moindre disponibilité nucléaire sur l’équilibre du réseau
La situation actuelle est, comme évoqué précédemment, exceptionnelle sur de nombreux points de vue.
L’économie est actuellement en contraction en Europe, l’inflation progresse toujours dans l’attente d’une réaction de la Banque Centrale Européenne, les prix de l’énergie sont à des niveaux historiquement élevés, une vague de chaleur précoce a frappé la France et l’Europe, provoquant des sécheresses et les niveaux de production d’électricité nucléaire en France sont très pessimistes.
Étant donné que le plus grand énergéticien européen joue un rôle central dans la préservation de l’équilibre du réseau, en France mais également en Europe, il se peut que cela exacerbe le niveau des prix si l’été est chaud et que la demande électrique est forte pour permettre de lutter contre la chaleur.
Si la production nucléaire pourra assumer, en France, de couvrir une partie de la demande, il faudra également compter sur les renouvelables et potentiellement sur des centrales thermiques ou des importations pour garantir l’équilibre du réseau. Cet hiver, cela pourrait être encore plus compliqué, étant donné que c’est traditionnellement à cette période que la France importe de l’électricité pour couvrir la consommation lors des pointes et des jours froids. L’énergie ne sera pas abondante en Europe pour cette année ou bien même en 2023, elle se payera donc au prix fort afin d’éviter un blackout et de garantir la continuité de l’approvisionnement en électricité. Si la France est déjà la championne européenne des prix élevés de l’électricité en mai, elle risque de l’être encore plus pour l’hiver prochain voire l’année qui suit.
L’écart entre la consommation et la production nucléaire risque donc d’être historique en 2022 et devrait constituer un test sur la robustesse du réseau électrique français et la gestion des échanges électriques entre Etats membres. A cet effet, la capacité d’importation française d’électricité se situe à 13 GW contre 17 GW à l’exportation. Du fait d’une disponibilité nucléaire moindre à prévoir pour les deux hivers prochains, la France sera contrainte d’exporter bien moins d’électricité et d’en importer de manière conséquente pour faire face à sa demande. Ce scénario pourrait exacerber la pression sur les prix en France et impliquerait de solliciter de manière plus soutenue les interconnexions, en espérant que celles-ci disposent de la capacité suffisante pour contrebalancer la maintenance des réacteurs nucléaires.
Les conséquences de cette situation sur les prix de marché
Comment est déterminé le prix de l’électricité sur le marché de gros en Europe ?
Il est fixé sur la base du mécanisme du « merit order ».
En pratique, cela signifie que les prix sont déterminés en fonction du coût marginal de production de la dernière centrale appelée pour répondre à la demande électrique. Or, sont appelées d’abord les centrales à faible coût marginal de production (nucléaire, énergies renouvelables) pour finir par les plus onéreuses (gaz et charbon).
Pour en savoir plus sur ce système, lisez notre article intitulé : Comment se forme le prix de l’électricité sur le marché de gros ? La mécanique du « merit order ».
Ainsi en France, malgré un mix énergétique principalement dominé par le nucléaire, qui présente un faible coût de production, les consommateurs ne sont pas épargnés par la hausse des prix observée depuis l’été 2021 en Europe.
En effet, le prix du marché de gros a principalement été déterminé par le coût de production des centrales à gaz lors du commencement de la flambée des prix en 2021.
Cette situation a poussé les pouvoirs publics français à mettre en œuvre un bouclier tarifaire, afin de préserver le pouvoir d’achat des consommateurs et de ne pas mettre en péril l’activité des entreprises. Cela a également mis en exergue l’incapacité du nucléaire à contrecarrer des prix élevés sur le marché lorsque la demande est forte et que l’offre est mise en péril. La structure actuelle du marché de l’électricité européen ne permet pas au nucléaire de jouer son rôle de moyen de production bon marché.
Les coûts de production des réacteurs français sont estimés entre 50 et 65 € / MWh tandis que le prix de l’électricité en France est actuellement de plus de 300 € /MWh pour 2023. Les “spread” (écarts de prix) constatés entre la France et ses voisins n’ont fait que s’accroître à mesure qu’EDF révisait à la baisse ses perspectives de production nucléaire en 2022 et en 2023. Le prix de l’électron sur le marché français s’échange désormais avec un premium en comparaison des autres Etats européens.
Les prix élevés du gaz et du charbon sur le continent couplés à la faible disponibilité à venir du nucléaire français provoquent la hausse des prix localement en France et contribuent à augmenter plus fortement l’inflation. Le marché électrique européen est censé converger au niveau des prix pour tendre vers une harmonisation. Toutefois, lorsque des évènements majeurs viennent affecter le secteur électrique d’un Etat en question, les prix tendent à diverger. C’est actuellement ce que nous subissons en France et cette situation pourrait encore durer en 2023.