L’Union européenne et la Russie entretiennent des liens étroits sur le marché du gaz. L’UE est le client le plus important pour l’exportation du gaz russe. Les deux parties ont donc tout intérêt à conserver un équilibre permettant à chacune de tirer profit de ces échanges commerciaux. Or, cet équilibre est régulièrement menacé par des conflits géopolitiques, notamment entre la Russie et l’Ukraine.
Pour comprendre la situation, il faut savoir que l’exportation du gaz russe vers l’Europe se fait en partie via le territoire ukrainien (mais aussi par l’Allemagne, la Pologne ou encore la Turquie). En 2006 et 2009, plusieurs crises se sont déroulées entre les gouvernements russes et ukrainiens, mettant en péril la fourniture de gaz vers les pays européens. Dans ces conditions, l’Europe s’est mobilisée pour tenter de diversifier ses sources d’approvisionnement. Pour cela, elle s’est adressée à d’autres pays (Norvège, Afrique du Nord) et s’est tournée vers le gaz naturel liquéfié (GNL), qui peut être livré par d’autres pays par voie maritime.
En 2014, l’annexion de la Crimée ukrainienne par la Russie a créé un précédent que l’Ukraine voudrait éviter à nouveau. Or, de nouvelles tensions sont apparues en janvier 2022 entre la Russie et l’Ukraine, dans un contexte de crise énergétique ayant conduit à une forte augmentation du prix du gaz en 2021. Alors que la demande européenne à l’égard du gaz russe est en augmentation depuis quelques mois, les flux russes ont fortement diminué en janvier 2022. Il convient donc de s’interroger sur les pistes envisageables si l’Europe ne recevait plus de gaz en provenance de la Russie dans le cadre d’un éventuel conflit.
L’organisation du marché mondial du gaz
L’histoire de la production de gaz dans le monde
Au XIXème siècle, la consommation de gaz ne se faisait qu’à proximité des gisements, en raison de l’absence de canalisations permettant son transport sur de longues distances. Après la Seconde Guerre mondiale, les canalisations et les capacités de stockage se sont développées, permettant l’alimentation du gaz à grande échelle.
Entre 1970 et 2005, la production gazière est en hausse en Europe pour décliner ensuite peu à peu. Aujourd’hui, les principaux pays producteurs de gaz dans le monde sont les États-Unis et la Russie. Ensuite, dans une moindre mesure, on retrouve le Qatar, la Norvège, l’Iran ou encore la Chine.
Pour les européens, la baisse de la production gazière a donc impliqué de se tourner vers des pays importateurs, dont principalement la Russie. Mais des disparités existent au sein même de l’Europe puisque tous les pays ne sont pas dépendants des importations russes au même niveau.
Par exemple, la Lettonie importe 100% de son gaz depuis la Russie alors qu’en France, la part des importations du gaz russe n’avoisine que les 20%.
Source : BP Statistical Review of World Energy, 2021
Le fonctionnement du marché du gaz aujourd’hui
Le gaz se vend principalement sur la base de contrats à long terme, dits « take-or-pay contracts» qui supposent que l’acheteur s’engage à payer un volume prédéfini de gaz, qu’il les utilise ou non. Cela permet aux producteurs de pouvoir engager des investissements coûteux sur le long terme pour extraire le gaz naturel, en ayant la certitude d’avoir un retour sur les frais engagés puisque ces contrats peuvent durer jusqu’à 25 ans.
À côté de ces contrats à long terme, il existe les marchés organisés qui permettent d’acheter du gaz en concluant des contrats à court terme (au jour le jour ou pour un délai un peu plus long de type mensuel ou trimestriel). C’est alors le prix du marché « spot » qui est pris en compte pour établir le tarif de la transaction. Ce prix varie d’un jour à l’autre ou même dans la journée, ce qui les rend plus volatiles
Les sources d’approvisionnement en gaz des pays européens
Le poids du gaz russe dans l’importation européenne
Malgré des tentatives de l’Europe de diversifier ses fournisseurs de gaz, la Russie occupe toujours un rôle prépondérant aujourd’hui.
Pour alimenter les différents pays européens, la Russie fait circuler son gaz au moyen de gazoducs qui traversent plusieurs États d’Europe de l’Est. Elle livre également du gaz sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL) à l’Europe par des bateaux appelés méthaniers.
Les conflits géopolitiques entre la Russie et ses voisins peuvent mettre à mal le transport du gaz vers l’Europe. Au cours du mois de janvier 2022, de fortes tensions existent entre les gouvernements russes et ukrainiens et la communauté internationale craint une guerre entre ces deux États.
Or, une guerre entre la Russie et l’Ukraine mettrait en péril l’approvisionnement de l’Europe en gaz. Les flux de gaz en provenance de Russie à destination de l’Europe sont déjà au plus bas en janvier 2022 et les pays européens s’inquiètent de la situation.
Le gazoduc Nord Stream 1 qui passe par la mer Baltique pour rejoindre l’Allemagne permet certes de contourner les pays d’Europe de l’Est. Il n’est toutefois pas suffisant pour alimenter la totalité des besoins européens.
C’est la raison pour laquelle un nouveau gazoduc a été construit, pratiquement sur le même tracé que Nord Stream 1. Il s’agit du gazoduc Nord Stream 2 qui attend l’aval de l’Allemagne et de la Commission européenne pour entrer en service en 2022. Ce nouvel équipement n’est pas perçu d’un très bon œil par les Américains et une partie des Etats européens, qui y voient une accentuation de la mainmise de la Russie sur les approvisionnements européens en gaz.
Le rôle secondaire des autres gazoducs à disposition de l’Europe
Sur fond de crise russo-ukrainienne, les européens multiplient les démarches pour tenter de diversifier au maximum leur approvisionnement en gaz. Ils peuvent compter sur les États-Unis qui livrent du GNL par méthaniers.
Plus près de l’Europe, la Norvège et l’Afrique du Nord sont également des producteurs de gaz.
Toutefois, ces sources d’approvisionnement de gaz sont secondaires pour les pays européens et elles ne pourront pas fournir davantage de gaz à l’Europe. En aucun cas elles ne pourront donc compenser une éventuelle défaillance dans l’approvisionnement russe.
De plus, le gaz russe reste moins cher que celui de ses concurrents, ce qui explique également que l’Europe peine à s’en passer.
Source : Eurostat
L’importance croissante du gaz naturel liquéfié (GNL) pour atténuer la dépendance russe
Le gaz naturel est un hydrocarbure composé essentiellement de méthane. Sous forme liquéfié, il est refroidi à une température de – 160 °C environ, ce qui permet de le rendre 600 fois moins volumineux, facilitant ainsi son transport et son stockage, tout en conservant un pouvoir calorifique identique.
Le transport de GNL suppose de le stocker avant l’embarquement à bord des méthaniers puis de le réceptionner dans un terminal adéquat permettant de le conserver à la bonne température. En cas de besoin de gaz, le GNL est regazéifié pour être ensuite transporté jusqu’aux réseaux de distribution.
Le GNL présente l’avantage de rendre le marché plus flexible en évitant de dépendre uniquement des gazoducs.
On l’a vu, la Russie exporte du GNL par voie maritime à destination de l’Europe notamment.
Mais le GNL permet également aux pays européens de diversifier leur approvisionnement, en faisant appel aux États-Unis, premier exportateur mondial de GNL, ou au Qatar. En 2019 et 2020, l’importation du GNL en Europe a atteint un niveau record (20% de la consommation européenne).
Toutefois, l’approvisionnement en GNL se heurte à la concurrence croissante de l’Asie, principale zone d’exportation de ce type de gaz (70% en 2020). En effet, en l’absence de gazoduc, l’Asie achète du GNL à la Russie qui n’est toutefois pas l’exportateur principal de GNL lesquels sont essentiellement les Etats-Unis, le Qatar, l’Australie et le Nigéria.
Pour l’Europe, il n’est pas envisageable de compenser un éventuel arrêt d’approvisionnement par les gazoducs russes par l’achat de GNL. La concurrence de l’Asie et les besoins élevés en gaz des pays européens ne permettent pas de compter exclusivement sur le GNL pour compenser le gaz déjà fourni par gazoducs.
Enfin, la vente du GNL donnait lieu traditionnellement à des contrats à long terme, en raison des investissements colossaux nécessaires à ce type de transport et nécessitant une anticipation du marché. Mais les contrats flexibles de type « Month-ahead » se développent, permettant de flexibiliser l’approvisionnement. Par exemple, il est fréquent que des méthaniers en route pour l’Europe aillent finalement vers l’Asie en raison d’un prix plus intéressant. En conséquence, dans le contexte de la crise faisant craindre un arrêt de l’approvisionnement russe, il n’est pas aisé pour les européens de modifier dans l’immédiat leur approvisionnement en faisant appel au GNL. Pour obtenir une augmentation de son approvisionnement à ce titre, il faut que les États qui avaient acheté le GNL initialement renoncent à leur livraison temporairement, ce qui donne lieu à des négociations politiques parfois difficiles.
Source : Refinitiv
Le rôle indispensable du stockage dans le cas d’une crise de l’approvisionnement
En cas de crise mettant en péril l’approvisionnement en gaz depuis la Russie, les pays européens devront compter sur leurs réserves de gaz. Ce stockage permet de sécuriser l’approvisionnement et de moduler l’utilisation du gaz en fonction des besoins. Il présente aussi l’avantage de pouvoir acheter du gaz lorsque son prix est moins élevé (hors saison hivernale) pour l’utiliser plus tard.
Le gaz est stocké dans des réservoirs cylindriques aériens (pour le gaz et le GNL) ou en souterrain. Cette dernière option, plus économique permet d’utiliser par exemple d’anciens gisements de gaz pour les reconvertir en réservoir de stockage.
En principe, c’est au cours de l’été que les pays achètent du gaz pour le stocker en prévision de l’hiver à venir. Mais en 2021, l’Europe n’a pas rempli son stockage au niveau habituel, ce qui ne lui permet pas de compter sur une réserve importante aujourd’hui.
La crise actuelle entre la Russie et l’Ukraine rappelle l’importance du stockage pour pallier une défaillance dans la chaîne d’importation du gaz. En France, le stockage permet de couvrir 40% des besoins au cours d’un hiver [2]. Toutefois, les réserves de gaz se vident au cours de l’hiver et il faudra les remplir l’été prochain, sans savoir si la Russie pourra fournir les quantités escomptées. Selon les normes imposées par Bruxelles, chaque Etat doit disposer de stockages suffisamment remplis afin de fournir certains clients dits protégés en cas de rupture de l’approvisionnement gazier (ménages, hôpitaux, éducation, administration, pompiers, police, militaires).
Par ailleurs, la capacité de stockage du gaz sur le territoire européen est de l’ordre de 20% de sa consommation annuelle. Le stockage ne peut donc répondre à lui seul aux besoins européens en matière de gaz. Il est toutefois censé permettre l’absorption d’un choc gazier de manière temporaire en permettant aux Etats de disposer de quelques semaines voire quelques mois de consommation.
Source : Gas Infrastructure Europe, Analyse OMNEGY
Les pistes à envisager pour l’avenir en matière d’importation de gaz en Europe
En conclusion, l’Europe ne peut pas à ce jour se passer du gaz russe et un arrêt de l’approvisionnement de la part de la Russie poserait un sérieux problème à l’Europe.
Cette dernière peut bien sûr tenter de multiplier les négociations pour diversifier ses sources d’approvisionnement et puiser dans ces stocks mais nous avons vu que cela ne sera pas suffisant pour répondre à la demande.
Il convient néanmoins de rappeler qu’à ce jour, GAZPROM tient les engagements pris avec ses partenaires commerciaux dans la livraison du gaz, bien qu’il n’accède pas à leur demande d’augmenter les flux.
De plus, le porte-parole de GAZPROM précisait il y a quelques années que même au plus fort de la Guerre froide, l’entreprise n’avait jamais failli à ses obligations commerciales.
Enfin, rappelons aussi que si le gaz russe est primordial pour répondre aux besoins énergétiques européens, la manne financière qu’il représente est également indispensable à l’économie russe. En effet, les hydrocarbures représentent 59% des exportations russes [3]. La Russie n’a donc aucun intérêt à cesser les exportations vers les pays européens.
En limitant les flux de gaz à ses strictes obligations commerciales, la Russie tente en réalité de faire pression sur l’Allemagne et l’Europe pour obtenir rapidement la mise en service de son nouveau gazoduc Nord Stream 2. Ce projet fait toutefois débat en Europe notamment parce qu’il accentuerait la dépendance gazière des pays européens du gaz russe.
À l’avenir, pour éviter de rencontrer à nouveau une crise de ce type, l’Europe devra accélérer sa transition énergétique en misant sur une énergie décarbonée. Mais la route est encore longue sur ce point !
L’Europe peut également augmenter ses capacités de stockage, importer davantage de GNL pour diminuer l’emprise russe sur ses approvisionnements en gaz ou miser sur une augmentation de sa production de biogaz grâce à la méthanisation.
Source : Analyse OMNEGY