Comment s’assurer que les habitants et entreprises de l’Union Européenne pourront se chauffer cet hiver et supporter l’augmentation sans précédent des factures d’électricité ? Face à la flambée des prix du gaz, sur lesquels sont indexés les prix de l’électricité, la présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen a annoncé le 29 août une “intervention d’urgence et une réforme structurelle du marché de l’électricité”. Suite à plusieurs réunions avec les États membres lors de ces dernières semaines, la Commission européenne a présenté, ce mercredi 14 septembre, une proposition de règlement relatif à une intervention d’urgence concernant les prix élevés de l’énergie. Les mesures proposées pourraient rapporter 140 milliards d’euros aux États de l’Union Européenne.
Revenons en détail sur le fonctionnement du marché de l’électricité en Europe, ses limites, ainsi que sur les mesures proposées par la Commission européenne pour faire face à cette flambée des prix de l’électricité.
L’explosion des prix de l’électricité expose les limites de notre marché
Rappel : Comment se forment les prix de l’électricité sur le marché européen ?
L’électricité est d’abord négociée entre les producteurs et les fournisseurs. Des traders interviennent également pour acheter et vendre sur le marché, où interviennent des échanges sur les bourses (EEX – European Energy Exchange – par exemple). Est ainsi fixé ce qu’on appelle le prix de gros : le prix payé sur le marché, généralement par les fournisseurs, en amont de la livraison aux consommateurs finaux (particuliers et entreprises). Le prix de détail quant à lui désigne le prix payé par les consommateurs finaux.
Actuellement, le prix de gros de l’électricité dans l’Union européenne est fixé par la dernière centrale électrique nécessaire pour répondre à la demande.
➡️ Pour en savoir plus, retrouvez notre article intitulé : Comment se forme le prix de l’électricité sur le marché de gros ? La mécanique du « merit order »
” L’idée est d’empiler les moyens de production en appelant d’abord ceux qui ont les coûts d’exploitation les plus faibles, renouvelables et nucléaire, puis en dernier lieu les centrales aux coûts les plus élevés, en l’occurrence celles au gaz et au charbon ”
Lorsque l’ensemble de la consommation peut être couverte par des moyens de production aux coûts d’exploitation plus faibles (éoliennes, panneaux photovoltaïques, etc.), le prix de l’électricité devient très faible, du moins en théorie. Car la demande est telle que la dernière centrale électrique nécessaire pour répondre à la demande est généralement une centrale à gaz ou à charbon ; ce qui explique l’incidence du prix du gaz sur le prix de l’électricité.
Bien que les coûts de production de nombreux acteurs (notamment dans le renouvelable) soient restés stables, ces derniers s’alignent sur les prix des centrales plus chères, à gaz ou à charbon. Au printemps dernier, Emmanuel Macron avait dénoncé des “surprofits totalement déraisonnables” de certains acteurs. Cependant, l’ACER (The European Union Agency for the Cooperation of Energy Regulators) avait estimé dans un rapport d’avril 2022 que “la crise énergétique actuelle [était] essentiellement un choc sur le prix du gaz”, que le marché en lui-même n’en était pas responsable, et avait conseillé aux États Membres de réduire leur consommation de gaz.
Impact de la crise énergétique actuelle sur les prix de l’électricité en Europe
La crise énergétique actuelle est due à une multiplicité de facteurs, au-delà de l’augmentation du prix du gaz.
Une augmentation de la demande suite à la reprise économique
La reprise économique et industrielle suite au ralentissement de notre activité lors de la pandémie a engendré une forte augmentation de la demande. Cela a pour effet naturel de tirer les prix vers le haut. Après plusieurs hausses en 2020, le prix de l’électricité avait continué de grimper en 2021, ce qui avait poussé le gouvernement français à mettre en place un bouclier tarifaire, afin de limiter la majoration sur les factures des particuliers et des entreprises.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie
La guerre en Ukraine a également eu un impact important sur le prix de l’électricité. En 2021, environ 45% des importations de gaz naturel au sein de l’UE provenaient de Russie. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a ainsi pour double effet de menacer l’approvisionnement en gaz de l’UE, et de faire grimper les prix à des niveaux sans précédent. Les prix du gaz et de l’électricité étant fortement liés, cela a eu des effets ravageurs sur les prix du marché de l’électricité en Europe.
Dans ce contexte, la Commission européenne a proposé un plan, nommé REPowerEU, qui vise à affranchir l’Union européenne de sa dépendance au gaz russe d’ici à 2027. Mais d’ici là, les effets de ce conflit continueront à peser sur les factures énergétiques des européens.
En France, un parc nucléaire qui tourne au ralenti
En France, l’état de notre parc nucléaire a aussi un impact sur l’augmentation sans précédent du prix de gros. Entre conditions météorologiques et vieillissement des installations, une grande partie du parc est à l’arrêt. Au 1er septembre, seuls 24 des 56 réacteurs nucléaires d’EDF étaient opérationnels. Cela force la France à se fournir davantage sur le marché européen de l’électricité, contribuant à la tension sur les prix.
➡️ Pour en savoir plus, retrouvez notre article intitulé : ” Les conséquences d’une disponibilité nucléaire historiquement faible en France “
Plusieurs pays qui s’opposaient récemment à une réforme, s’y sont déjà résolus
Certains pays – dont la France et l’Espagne par exemple – réclament depuis un certain temps une réforme structurelle du marché européen de l’électricité.
- La France dénonce un système “obsolète”, qui empêcherait les consommateurs français de bénéficier des bas coûts offerts par le nucléaire ou les énergies renouvelables.
- L’Espagne quant à elle se plaint de devoir payer des prix alignés sur le gaz, alors qu’elle a largement investi dans les énergies renouvelables.
- Face à ça, une dizaine de pays nordiques, comme l’Allemagne, s’opposaient à toute réforme, et ce jusqu’à très récemment (automne 2021).
Mais face à la crise actuelle, ceux-ci se sont déjà résolus à la nécessité d’une réforme structurelle profonde. Le chancelier allemand Olaf Scholz a récemment déclaré que le marché “ne [pouvait] pas être décrit comme fonctionnel s’il [conduisait] à des prix aussi élevés”.
Une réforme comme opportunité d’assurer la transition bas carbone et la souveraineté économique
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a affirmé : “le marché de l’électricité ne fonctionne plus et nécessite une réforme radicale pour répondre à tous les défis posés par les transformations structurelles associées à la transition bas carbone (…). Il faut l’adapter à la réalité nouvelle des énergies renouvelables (ENR) dominantes car le marché de l’électricité a été conçu il y a vingt ans quand les ENR étaient marginales”.
Le sens d’une telle réforme reste à préciser face aux différents enjeux associés à cette transition, notamment :
- la protection des consommateurs (particuliers et entreprises) ;
- le maintien de la sécurité d’approvisionnement de l’Union européenne ;
- le développement efficace des technologies bas carbone.
Actuellement, la forte volatilité des prix rend impossible l’anticipation de long terme, pour un investisseur potentiel dans des équipements bas carbone. Pour assurer le développement des ENR, la plupart des pays ont mis en place des contrats leur garantissant des revenus de long terme. Un prix de référence est fixé, censé couvrir les coûts fixes du producteur ENR. Ce type de contrat pourrait être multiplié en Europe, afin d’inciter les investisseurs à miser sur des projets de développement d’énergies renouvelables.
Les mesures proposées par la Commission Européenne
Le mercredi 14 septembre, la Commission européenne a proposé des mesures exceptionnelles afin d’atténuer l’impact des prix élevés de l’électricité sur le marché européen.
Réduction de la demande d’électricité
Selon la Commission, la première réponse à apporter consiste à réduire la demande d’électricité. Elle propose que les États membres se fixent pour objectif de réduire la demande globale d’électricité d’au moins 10% jusqu’au 31 mars 2023. De plus, les États membres seront tenus de déterminer les 10% d’heures pour lesquelles le prix de l’électricité attendu est le plus élevé, et de mettre en place des mesures afin de réduire la demande pendant ces heures de pointe d’au moins 5%. Selon les estimations de la Commission, la réduction de la demande aux heures de pointe pourrait entraîner une réduction de la consommation de gaz de 1,2 milliard de mètres cubes cet hiver.
Mise en place d’un plafond temporaire de recettes pour les producteurs “inframarginaux”
La Commission propose également la mise en place d’un plafond temporaire des recettes des producteurs d’électricité dit “inframarginaux”, c’est-à-dire ceux qui recourent à des technologies à faibles coûts, comme les énergies renouvelables ou le nucléaire. Ces producteurs inframarginaux ont réalisé des recettes importantes, alors que leurs coûts d’exploitation sont restés relativement stables. La Commission européenne propose ainsi de fixer le plafond de recette à 180 euros/MWh, ce qui permettrait aux producteurs de couvrir leurs investissements et les coûts d’exploitation, sans pour autant compromettre les investissements dans de nouvelles capacités. Les recettes seront perçues par les gouvernements des États membres et utilisées pour aider les consommateurs finaux à faire face à leurs factures.
Contribution de solidarité temporaire
Troisièmement, la Commission propose une contribution de solidarité temporaire sur les bénéfices excédentaires générés par des activités dans les secteurs du gaz, pétrole, charbon et du raffinage (qui ne sont pas déjà couverts par le plafond des recettes inframarginales). Cette contribution viserait à maintenir les incitations à l’investissement en faveur de la transition écologique, et serait perçue par les États membres sur les bénéfices de 2022 excédent de plus de 20% les bénéfices moyens des trois années précédentes. Comme pour la mesure précédente, les recettes seraient perçues par les États membres puis réorientées vers les consommateurs finaux, notamment les ménages vulnérables ou les entreprises durement touchées par la crise énergétique que nous traversons.
Quand est-ce que ces propositions entreront en vigueur ?
La proposition de règlement est fondée sur l’article 122 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La proposition requiert un vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil pour être approuvée, et son adoption dépendra des procédures internes au Conseil. Cependant, au vu de l’urgence de la situation, les États membres ont fait connaître leur intention de travailler rapidement sur ces propositions.
L’instrument d’urgence en matière d’électricité devrait s’appliquer au plus tard à partir du 1er décembre 2022, et jusqu’au 31 mars 2023. Les mesures étant de nature extraordinaire, elles sont prévues pour être limitées dans le temps. La Commission s’engage cependant à réexaminer l’instrument d’urgence au plus tard le 28 février 2023. Les contributions de solidarités demandées au secteur des combustibles fossiles seraient quant à elles applicables pendant un an à compter de l’entrée en vigueur du règlement.
Selon les estimations de la Commission, les mesures proposées devraient permettre aux États membres de collecter jusqu’à 140 milliards d’euros sur une base annuelle :
- jusqu’à 117 milliards d’euros venant du plafond temporaire sur les recettes des producteurs d’électricité inframarginaux ;
- et environ 25 milliards d’euros venant de la contribution de solidarité temporaire prélevée sur les bénéfices excédentaires des entreprises énergétiques des secteurs du gaz, pétrole, charbon et du raffinage.
Outre ces recettes dégagées pour les États membres, la réduction de la demande d’électricité pourrait largement contribuer à faire baisser les prix de l’électricité sur le marché européen.
À suivre…
Les ministres européens de l’Énergie se réuniront lors d’une nouvelle réunion le 30 septembre à Bruxelles pour examiner les mesures d’urgences proposées par la Commission Européenne. Par ailleurs, ils ont demandé à la Commission Européenne de préparer en quelques jours “une proposition solide et concrète”.